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Introduction à l'ouvrage Rites, Genre et Pouvoir au Maroc (S. Azizi, L'Harmattan, 2022)

 Rites, Genre et Pouvoir au Maroc

Textes d'ethnologie marocaine réunis en hommage à Camille Lacoste-Dujardin

Auteure : Souad AZIZI

Introduction

Les six textes réunis ici, en hommage à la mémoire de Camille Lacoste-Dujardin, sont présentés sous forme de chapitres, répartis sur trois parties, dans un ordre qui tient plus compte de la continuité de ma réflexion sur une question donnée, que de leur temps de production. En effet, les thématiques de ces trois parties sont étroitement interconnectées. Elles rendent compte de mon intérêt constant, sur plus de deux décennies, pour la ritualisation des relations de genre, l’évolution de la symbolique de la royauté dans les rituels familiaux, ainsi que les modalités d’institutionnalisation de rapports sociaux hiérarchiques.


 1. Rituels familiaux : dynamique de la symbolique de la royauté et construction photographique des identités

La première partie réunit deux textes qui ont en commun de mettre en relief la dynamique des rituels familiaux et le rôle de plus en plus prépondérant de la vidéo photographie dans la mise en scène des relations de genre et la construction sociale des identités sexuées. Les rituels familiaux dont il s’agit sont : les rites de mariage et les rites de la petite enfance. Dans tous ces rites de passage, la photographie a acquis une place de premier choix, en tant qu’outil mémoriel tout d’abord, mais aussi en tant que moyen de symbolisation et de transmission de configurations culturelles et politiques fondamentales.

Le premier chapitre (1) porte sur la mise en scène vidéo photographique du couple et la dynamique de la symbolique de la royauté, dans les noces contemporaines. Il constitue une synthèse des résultats de ma recherche doctorale qui a porté sur les rites de mariage dans le Grand Agadir (Azizi, 1998).

Les rites de mariage sont un objet classique de l’anthropologie. Mais cet objet a été abordé aussi bien dans ses aspects traditionnels en milieu rural (région du Sous) (2) que dans ses dynamiques de changement en milieu urbain (Grand Agadir), avec une attention particulière pour l’évolution de la mise en scène symbolique des relations de genre qu’impliquent ces changements rituels.

L’objectif majeur de mes recherches sur les rites de mariage dans le Grand Agadir était de comprendre pourquoi et comment, dans une région dont l’arrière-pays chleuh se caractérisait par une grande diversité rituelle et par un souci constant de différenciation d’avec les autres régions du Maroc, le changement se manifeste – malgré certaines résistances – à travers l’adoption généralisée du « rituel des sept toilettes » (ləbas). Un rituel vestimentaire et vidéo photographique qui constitue une version revisitée de ritualités traditionnelles, propres à la bourgeoisie des villes septentrionales.

Hier, les femmes disaient les mots de la tribu par leur costume, leurs bijoux, leur maquillage, voire leur tatouage. Aujourd’hui, elles ne sont plus enfermées dans un champ de discours exclusivement domestique et local, même si leur principal support d’expression reste toujours le corps, ses enveloppes et divers marqueurs culturels. L’analyse de leur manipulation des signes vestimentaires dans le « rituel des sept toilettes » permet de mettre en évidence des représentations féminines de la nation et une subversion des anciens modes d’identification à la figure de la royauté. Par cette mise en scène costumée du couple, les femmes expriment symboliquement leur attachement à un certain système de pouvoir, tout en proclamant leur inscription dans un ensemble plus large que le village, la tribu ou la ville. Elles disent les mots de la nation à travers un rite de passage dont elles ont aujourd’hui un contrôle total, que ce soit pour le mariage de la jeune fille ou celui du jeune homme.

L’adoption généralisée du rituel vestimentaire par les familles marocaines a contribué au développement de services photo vidéographiques monétarisés, liés au besoin de constituer, par la vidéo et l’album des noces, une mémoire et une preuve de célébration selon le nouveau canon rituel. Aujourd’hui, le recours aux services d’un professionnel de l’image dans le cadre du mariage n’est plus une affaire de choix ou de désir individuel, mais s’impose comme un impératif social et un acte majeur constitutif du rite de passage.

Par ailleurs, ce mode de ritualisation vidéo photographique du passage a largement débordé du cadre des rites de mariage pour imprégner d’autres étapes du cycle de vie de l’individu marocain, à un âge plus tendre.

L’étude présentée dans le deuxième chapitre (3) a été réalisée dans le cadre de cette intensification du recours des familles marocaines à la photographie de studio pour marquer les étapes de croissance de leurs enfants, ainsi que les rites de passage de la petite enfance traditionnellement liés à la célébration de fêtes religieuses, telles que l’Achoura, le Mouloud et la Veille du 27e jour du Ramadan.

Cette étude visait à comprendre les fonctions sociales et rituelles de la photographie enfantine. Il en ressort que la photographie enfantine est une construction sociale d’une certaine image de l’enfant, résultant d’une communauté d’agir et de pensée entre photographes et familles. L’album de famille est une pratique fortement sexuée où ce sont les mères bien plus que les pères qui s’investissent dans la constitution de ce bien symbolique transmissible qui a acquis valeur de preuve de bientraitance et de transmission des traditions vestimentaires marocaines.

Telle qu’elle est pratiquée au Maroc, la photographie enfantine reflète l’imprégnation de la photographie familiale par la culture makhzen et la symbolique du mariage. Ainsi, le rituel photo vidéographique est un instrument de construction des identités sexuées et d’inculcation d’une idéologie du mariage à un âge de plus en plus tendre. La photographie enfantine révèle, en effet, que le mariage reste une institution très valorisée et que les garçons comme les filles sont préparés très tôt à se projeter dans les rôles sociaux d’époux et d’épouse. Par ailleurs, l’infusion du rituel vestimentaire des noces dans la photographie enfantine fait de cette dernière un instrument de transmission de l’identité nationale et des symboles et valeurs de la royauté.


2. Coutumes matrimoniales : instruments de domination masculine et d’exhérédation féminine

La deuxième partie de ce recueil comporte deux textes issus de mes recherches sur les coutumes et rites de mariage traditionnels du Sous. Le troisième chapitre porte sur l’amərwas (compensation matrimoniale), tandis que le quatrième a pour objet la lqimt (dot de la mariée) (4). Ces deux institutions coutumières chleuhes étaient au fondement de l’union conjugale et structuraient les relations homme/femme, avant la généralisation de la Moudawana dans les tribus du Sous.

De toutes les tribus amazighes du Maroc précolonial, celles du Sous sont réputées pour avoir un taux de divorce plutôt bas. Cela peut s’expliquer d’une part par le fait que les coutumiers chleuhs ne comportent pas de dispositions permettant à l’épouse de prendre l’initiative de rompre le lien conjugal, et d’autre part par le fait que l’idéal social survalorisé, et symboliquement exprimé dans les rites de mariage, est la monogamie primaire pour l’homme comme pour la femme (Azizi, 1998 : 123-132).

Mes travaux sur les coutumes matrimoniales ont permis de mettre à jour le rôle de l’amərwas et de la lqimt dans la stabilité du mariage, ainsi que leur effet sur le statut de l’épouse. Ils ont de même permis de montrer la non pertinence de l’usage de la notion dite « prix de la mariée », dans le contexte chleuh. Car, il faut en effet rappeler ici que, dans l’abondante littérature coloniale sur le droit coutumier berbère, les échanges de biens et d’argent qui ont lieu entre les familles au moment du mariage ont souvent fait l’objet d’interprétations entachées d’ethnocentrisme (5). L’assimilation du şadaq et de ses dérivés berbères à un « prix de la mariée » révèle le poids des référents culturels d’observateurs occidentaux habitués à un modèle matrimonial où la famille féminine assume une grande part du coût de l’établissement du couple, par l’octroi d’une dot à la mariée. Aussi, la littérature coloniale regorge-t-elle de conclusions où le mariage de la fille est assimilé à une vente de sa personne et où la condition de la femme mariée est appréhendée comme une forme d’esclavage (6).

Or, nous sommes en pays chleuh face à un modèle matrimonial régi par deux institutions coutumières, l’amərwas et la lqimt, dont les spécificités et les effets invalident totalement l’assimilation du mariage berbère à une transaction commerciale dont la femme serait l’objet. L’amərwas que l’on peut traduire par « dette matrimoniale » est l’équivalent du şadaq orthodoxe, mais s’en distingue par son prix invariable fixé par le coutumier de chaque groupe, mais aussi et surtout par le report total et conditionnel de son paiement à une répudiation abusive. Bien qu’il la prive du droit accordé par l’Islam de recevoir une compensation matrimoniale au moment du mariage, l’amərwas constituait pour l’épouse une sorte de garantie contre l’usage abusif de la répudiation par un mari frivole ou coléreux.

La femme chleuhe arrive donc au mariage en position de créancière de son époux. De plus, elle vient au domicile conjugal dotée par son père du capital en nature nommé lqimt. La lqimt est constituée d’un ensemble de biens (meubles, bijoux, etc.) dont la valeur de chaque article ainsi que le prix global font l’objet d’une évaluation cérémonielle et d’une consignation sur un acte adoulaire (Azizi, 1998 : 132-136). Cette prestation se distingue d’un simple trousseau par le fait qu’en cas de répudiation l’acte dressé permet au père de la mariée de récupérer la totalité de la lqimt en nature ou en numéraire.

La lqimt peut être considérée comme l’équivalent de la dot occidentale. D’une part, le mari chleuh – comme l’époux occidental – est tenu pour responsable de la conservation de la dot et de sa fructification. Il peut utiliser ce capital féminin pour son propre compte, mais à condition d’en restituer la totalité de la valeur en cas de répudiation pour quelque motif que ce soit. D’autre part, la lqimt est moins une libéralité de père à fille qu’un avancement d’hoirie qui permet aux groupes agnatiques d’exclure les filles de la succession des biens immeubles. Cette institution coutumière est en effet utilisée, explicitement ou tacitement, comme un instrument d’exhérédation des filles mariées. Cela afin de tenir les successeurs légaux de la femme (époux et enfants) à l’écart du patrimoine tenu en indivision dans la lignée agnatique.

Les fonctions sociales de l’amərwas et de la lqimt sont des plus évidentes. Il s’agit pour le groupe patriarcal de se prémunir des perturbations potentielles que pourrait engendrer une union conjugale affaiblie par le pouvoir de répudiation unilatéral de l’époux, ainsi que de l’affaiblissement des ressources qui pourrait résulter d’une pleine application des droits successoraux des filles.

Par contre, au regard de la femme, ces deux institutions ont des effets des plus contradictoires sur sa condition. L’amərwas fonctionne comme une garantie lui assurant une vie conjugale stable. Dans le même temps, il la prive à la fois du droit islamique de recevoir une compensation matrimoniale (şadaq), et de la possibilité de rompre une union malheureuse. Quant à la lqimt qui fonctionne également comme une assurance contre la répudiation, elle garantit un équilibre des forces au sein du couple et renforce le statut de la femme au sein de la communauté féminine d’accueil, mais tout en permettant de la léser de ses droits à la succession des biens immeubles.

L’amərwas comme la lqmit sont donc deux institutions coutumières éminemment complexes qui résultent d’une adaptation des règles juridiques islamiques à des impératifs locaux. Leurs effets contradictoires sur la condition féminine témoignent de l’ambiguïté qui préside à l’élaboration du droit patriarcal, qu’il soit islamique ou coutumier. Cette ambiguïté tient au fait que le législateur peut tour à tour se trouver dans la position de l’époux qui essaye d’asseoir sa prédominance sur la femme rapportée (l’épouse), ou dans celle du père qui tente d’assurer la sécurité matrimoniale de ses filles, tout en protégeant le patrimoine agnatique des perturbations potentielles de leur accès à la succession.


3. L’institutionnalisation de rapports sociaux hiérarchiques

La troisième partie réunit deux textes issus de recherches postdoctorales, menées simultanément sur deux terrains différents (Fès et Figuig). Leurs objets respectifs s’inscrivent en continuité de mes réflexions sur la mise en scène du pouvoir chérifien dans les rituels familiaux et les modalités symboliques et concrètes de légitimation/perpétuation de rapports sociaux hiérarchiques (chérif/non chérif ; homme/femme ; aîné/cadet, etc.).

Le cinquième chapitre (7) porte sur le rituel d’intronisation éphémère des étudiants de l’université de Qarawiyine, communément appelé la « Fête du Sultan des Tolba » ou « nuzhat ţalaba » dans les littératures coloniale et marocaine.

En conclusion à mon travail de thèse, où j’ai montré comment les anciens rituels masculins d’intronisation ont été subvertis par les femmes, j’avais émis l’hypothèse qu’il pourrait y avoir une corrélation entre la « dévirilisation » symbolique du marié, l’évolution du mode d’accession au trône et le renforcement de la légitimité constitutionnelle de la monarchie marocaine. La vérification de cette hypothèse devait permettre non seulement de confirmer les relations symbiotiques qui existent, au Maroc, entre les rituels de pouvoir chérifiens et les rituels domestiques, mais également de montrer comment tout changement dans le mode de fonctionnement ou de légitimation du pouvoir monarchique amène, comme en écho, un réajustement des expressions rituelles de ce pouvoir dans les rites de passage populaires.

Mais la réalisation de cet objectif nécessitait au préalable une recherche approfondie sur la genèse et le mode de diffusion des anciens rituels d’intronisation du marié, ainsi que leur confrontation avec la Fête du Sultan des Tolba, cette royauté éphémère, historiquement reconnue comme une tradition fondée par le premier sultan alaouite (8). Car le mimétisme suscité par la diffusion télévisée des noces royales conduit à penser que, même dans le passé, les noces de parents proches du Sultan recevaient une certaine publication qui permettait au souverain de s’assurer de la reconnaissance populaire.

Les rituels d’intronisation du marié ont sans aucun doute pour origine le mimétisme du cérémonial entourant le passage des mariés chérifs, proches parents du Sultan régnant, s’alliant avec lui et surtout ayant l’opportunité de célébrer leurs noces le jour où le souverain lui-même célèbre un premier ou énième mariage. Mais n’ayant pas eu accès aux archives royales, je n’ai pas pu vérifier s’il existe des chroniques historiques décrivant les cérémonies de mariage des sultans et chérifs alaouites.

Dans le cadre de cette recherche sur la tradition festive de Qarawiyine, je suis partie du postulat que ce sont les ţolba afaqiyin (9) qui ont favorisé la diffusion des rituels de pouvoir chérifiens dans les autres villes et tribus soumises au Makhzen, par l’importation de cette forme d’intronisation éphémère comme modèle rituel, pour les grandes étapes du cycle de vie (circoncision et mariage) et du cycle d’apprentissage du Coran chez le sujet masculin.

Dans cette optique, la fête du Sultan des Tolba est intéressante à étudier, en tant que pendant des rituels d’intronisation des mariés, avec lesquels elle partage nombre de points communs, tant dans sa texture dramatique que dans son contenu symbolique. Car si l’intronisation éphémère du marié est un rite de passage domestique consacrant le passage du statut de célibataire à celui d’homme marié, celle de l’étudiant de Qarawiyine peut être appréhendée comme un rite de passage académique consacrant le passage du statut de ţalib au statut de εalim (10). Dans les deux cas, la figure du Sultan auquel le jeune marocain s’identifie est érigée au rang d’emblème de virilité et d’érudition à imiter, respecter, voire vénérer.

Par ailleurs, cette fête estudiantine est intéressante à étudier en soi, en tant que rituel d’institution de l’autorité politico-religieuse du corps des Oulémas et de leur chef suprême, le Commandeur des Croyants (11), mais aussi en tant que simulacre d’inversion temporaire du pouvoir et de l’autorité du Sultan régnant (12). Cela dans l’objectif de mieux comprendre les mécanismes subtils qui sont au fondement des relations à la fois fusionnelles et antagonistes du souverain marocain et de ses sujets.

La Fête du Sultan des Tolba me semblait également un objet heuristique intéressant en tant qu’enjeu potentiel de la compétition du Palais et de la Résidence pour le monopole des manifestations symboliques du pouvoir et de l’autorité. La question de l’impact de la situation coloniale sur cette tradition estudiantine a d’ailleurs grandement orienté cette recherche dans sa phase documentaire (1999-2000).

En effet, en compulsant les fonds d’archives du Protectorat entreposées au Quai d’Orsay et au Service Historique de l’Armée de Terre (13), mon objectif principal était de vérifier si l’administration coloniale a contribué à son interdiction, par des mesures concrètes. Mais les résultats de cette investigation montrent qu’ - au contraire - la Fête du Sultan des Tolba a joui de « l’indigénofolie » de Lyautey (Rivet, 1999 : 37). Notamment de son goût pour les traditions « archaïques » et pittoresques du Maroc, de sa volonté de conserver et consolider la monarchie marocaine dans ses manifestations les plus typiques, ainsi que de sa politique de protection des espaces sacrés du culte musulman (14). Aussi, dans les rapports politiques où est mentionnée la Fête du Sultan des Tolba, on apprend que la Résidence loin d’interférer dans l’organisation ou le déroulement de ces festivités y contribuait, au contraire, par la présence des autorités coloniales locales et par l’offre cérémonielle de dons aux étudiants et à leurs professeurs.

Toutefois, si la Résidence n’a pas contribué à la cessation de cette tradition par des mesures directes, on ne peut sous-estimer l’importance comme facteurs de changement et de déperdition graduelle les actions de réforme du système d’éducation traditionnel de Qarawiyine (15), ainsi que les changements sociopolitiques affectant le statut et le pouvoir du corps des Ouléma (Tozy, 1999 : 103-127).

Et de fait, l’enquête par entretien réalisée à Fès en 2004 révèle que la cessation de cette tradition date non pas de la période coloniale mais des années 60, c’est-à-dire des premières années du règne de feu Hassan II.

L’objectif de ce travail de terrain sur la Fête du Sultan des Tolba était en premier lieu d’établir une ethnographie systématique de ce rituel estudiantin afin de combler les lacunes des descriptions existantes, et en second lieu de contribuer à la compréhension des facteurs et circonstances politico-historiques de sa déperdition. Mais cette enquête n’a jamais pu être achevée jusqu’à présent en raison de multiples difficultés matérielles de réalisation d’un séjour de longue durée à Fès, de difficultés d’accès à certaines personnes ressources clés, dont Mohammed El Korri, le dernier Sultan des Tolba (1967), mais aussi de la réorientation de mon regard vers de nouveaux objets de recherche.

Le sixième chapitre (16) a pour objet les fonctions sociales des composantes du nom de personne, dans l’oasis de Figuig.

Dans cette recherche sur le terrain de Figuig, j’ai appréhendé les rapports sociaux hiérarchiques non pas à travers leur symbolique dans des événements extraordinaires, tels que les rites de passage domestiques ou académiques, mais à travers leur actualisation dans les interactions sociales quotidiennes de la population du Ksar Zenaga. Cette communauté amazighe a été choisie dans une optique comparative, en raison de l’absence de la symbolique chérifienne dans les rites consacrant le passage de l’homme à l’état de marié, et de l’existence en son sein d’une forte idéologie égalitariste (17).

Dans ce travail, je suis partie du postulat anthropologique qu’aucune forme de société humaine ne peut exister sans une hiérarchie minimale codifiant et structurant les relations sociales, notamment les relations entre les sexes et les classes d’âge (Balandier, 1985). La question était donc de savoir comment est instauré et transmis le principe de primauté et d’autorité des aînés sur les cadets, dans une communauté survalorisant le principe d’égalité des hommes.

Dès mes premiers contacts (18) avec la communauté figuiguienne, le premier particularisme qui a suscité ma curiosité est la grande complexité du système de nomination local. Il se distingue notamment par l’existence d’anciens stocks de patronymes et d’un stock vivace de diminutifs de prénoms, masculins et féminins.

L’usage des diminutifs de prénoms est intensif et quotidien. Ils sont utilisés à l’échelle de la communauté, aussi bien comme appellatifs que comme composants du nom composé des individus de tout âge. Ce qui constitue une différence notoire avec d’autres sociétés où les diminutifs sont le plus souvent utilisés comme des hypocoristiques en direction des enfants et des cadets, dans un cercle familial ou intime (Taine-Cheikh, 1988 ; Plénat et Solares Huerta, 2001).

Or, dans le cas figuiguien, ego fait usage de diminutifs pour référer à ou appeler même les personnes les plus âgées et les plus lointaines. À cet effet, il existe un stock de diminutifs réservés aux séniors (iməqranən) bien différenciés de ceux utilisés pour les cadets (iməȥyanən) (19). Dans le cours de sa vie, l’individu reçoit dès le plus jeune âge au moins deux diminutifs de son prénom sacrificiel : un diminutif d’asəmγər (20) qui lui est attribué par ses cadets, et un diminutif d’aȥəmȥi (21) utilisé par ses aînés et ses pairs (cousins et compagnons de jeux de même âge). De plus, dans le cours d’une même journée, l’individu peut être nommé de manière variable, selon qu’il est dans la position d’interlocuteur ou de délocuteur, mais aussi selon l’identité du locuteur et sa relation à ce dernier. Car ces diminutifs remplissent différentes fonctions sociales.

Tout comme les prénoms entiers, les diminutifs remplissent tout d’abord une fonction d’identification et de classification des individus.

Dans les situations d’interactions quotidiennes, les diminutifs assument par ailleurs une fonction de codification des relations aînés/cadets. Le respect des séniors est enseigné à l’enfant dès le plus jeune âge à travers l’institutionnalisation des diminutifs d’asəmγər au cœur même de la fratrie. Ainsi, on apprend à l’enfant à marquer du respect et de la distance pour toute sœur ou frère plus âgé(e) ne serait-ce que d’un an.

Dès le plus jeune âge, l’enfant figuiguien apprend donc, à faire la distinction entre les diminutifs qui expriment et marquent le respect dû à toute personne supérieure par l’âge ou le statut et les diminutifs qui expriment une relation d’égalité et de proximité. Les diminutifs figuiguiens constituent ainsi un système de classification des individus et un puissant outil de transmission et de reproduction des rapports de hiérarchie et de respect qui structurent les relations aînés/cadets, au sein de la fratrie, dans la famille étendue et à l’échelle de la communauté.

Abordés dans une perspective de comparaison, le rituel d’intronisation des étudiants de Qarawiyine comme le système de nomination de Figuig se révèlent donc être deux modèles d’institutions traditionnelles, ayant pour fonction d’instaurer, codifier et perpétuer des rapports sociaux hiérarchisés, dans le premier cas selon le principe de domination politico-religieuse du Sultan chérifien sur le reste des hommes et dans le second cas selon le principe de primauté et d’autorité des aînés sur les cadets.

Notes 

1.     Ce texte a été publié pour la première fois dans la revue Awal, Cahiers d’études berbères (Azizi, 2002 : 23-48).
2.     Région amazighophone, située dans le Sud-ouest du pays, dont la population pratique la Tachelhit (l’une des trois variantes majeures de la langue amazighe au Maroc). Les habitants de cette région sont appelés les Chleuh(e)s. Ci-après l’adjectif « chleuh(e) est utilisé pour qualifier toute chose se rapportant à cette région et à sa population.
3.     Ce texte a été publié pour la première fois dans la revue Enfances, Familles et Générations, (Azizi, 2021).
4.     Ce deux textes ont fait l’objet d’une première publication dans Awal, Cahiers d’études berbères, respectivement (Azizi, 2001 (a) : 101-114) et (Azizi, 2001 (b) : 31-42).
5.     R. Aspinion conclut ainsi sa description des obligations du mari chez les Zayan : « En fait, et quoi qu’en en dise, les berbères ne sont pas loin de considérer le mariage comme l’achat d’une femme, de même qu’ils ne le considèrent que très rarement comme l’union de deux êtres qui s’aiment. Le but est surtout de mettre à profit les services que la femme peut rendre à la tribu par la procréation, et à la tente par les travaux de ménage et des champs, et les corvées de toutes sortes » (1937 : 112).
6.     Voir également les conclusions de G. Trenga (1917 : 228-229).
7.     Le texte issu de cette recherche sur la Fête du Sultan des Tolba a été publié dans les Actes des deuxièmes « Rencontres d’Anthropologie du Maghreb », organisées par le Centre Jacques Berque, à Fès, en mai 2004 (Azizi, 2005 : 45-52).
8.     Moulay Rachid (1644-1672).
9.     C’est-à-dire étrangers à la ville de Fès. Pour des descriptions des festivités des tolba des tribus, voir Aubin (1922 : 95) ; Michaux-Bellaire et Salmon (1905/VI : 258, 262, 236 et sq.) et Mouliéras (1895 : 269-271 ; 1899 : 594-595).
10.  Il semble qu’au fondement de cette tradition la couronne revenait au plus méritant des ţolba et non au plus offrant lors de la mise aux enchères.
11.  Selon Malika Zeghal, « La fonction de conservation du patrimoine religieux tourne, dans la monarchie marocaine, autour de la personne du roi, ce qui donne une forme toute particulière à l’institution religieuse, qui reste très proche du monarque qui se considère lui-même comme faisant partie des oulémas, et leur chef. Cette proximité n’est donc pas seulement due au contrôle politique par la monarchie de la sphère religieuse, mais elle se définit aussi par ‘ressemblance’, une sorte de ‘mimétisme de la fonction’, qui se nuance cependant à travers un partage de tâches religieuses entre le roi et les oulémas. De cette manière, il peut sembler que pouvoir politique et religion se confondent, alors qu’ils se connectent en réalité dans une relation d’intersection. » (Zeghal, 2002 : 63)
12.  Georges Balandier, qui a utilisé la Fête du Sultan des Tolba comme matériel ethnographique, approche cette fête comme une inversion temporaire des rôles politiques, un simulacre de contestation du pouvoir établi (1980 : 118-120). Pour les besoins de sa démonstration, il ne retient de tout ce processus rituel qu’un seul élément, la royauté temporaire du ţaleb. Selon lui le ţaleb représente à la fois la personne du sultan en sa qualité de εalim, et le corps des oulémas en leur qualité de contre-pouvoir. Cette tradition estudiantine exprimerait donc en grande partie ce potentiel de subversion des oulémas. La brève présentation que fait Balandier de la Fête du Sultan des Tolba a le grand mérite de souligner sa dimension politique et trace en quelque sorte une des voies à suivre, pour une étude anthropologique plus approfondie.
13.  Les archives consultées au Service Historique de l’Armée de Terre (Château de Vincennes) sont les « Rapports politiques mensuels de la région de Fès », couvrant la période de 1913 à 1939. Quant aux dossiers consultés aux Archives Diplomatiques du Quai d’Orsay, ils appartiennent à la « Série Correspondance politique et commerciale. Sous Série. M. Maroc 1917-1940 ».
14.  Des espaces de culte dont les mosquées de Qarawiyine et Moulay Driss sont des emblèmes majeurs.
15.  Au sujet de ces réformes initiées au lendemain de l’établissement du Protectorat et de leur impact sur la vie et le statut social des étudiants de Qarawiyine, voir Berque (2001 : 197-209, 418-427) ; Collectif (1959 : 27-53) ; Maghnia (1988 : 43-64) et Vermeren (2007).
16.  Le texte issu de cette recherche sur le système de nomination figuiguien a été publié dans les Actes du colloque « La culture amazighe : réalités et perceptions », organisé par l’Institut Royal de la Culture Amazighe, à Meknès, en décembre 2013 (Azizi, 2016 : 41-62)
17.  La position géopolitique excentrée et enclavée de l’oasis de Figuig au Sud-est du royaume explique en partie l’absence du recours à la symbolique du pouvoir chérifien, ainsi que l’émergence d’un certain nombre de particularismes culturels.
18.  Mon premier séjour dans l’oasis date de l’été 2000, mais les premiers contacts avec la diaspora figuiguienne (étudiants et familles) remontent à la fin des années 90, à Paris et en banlieue parisienne.
19.  Littéralement, ce terme signifie les « petits », les « plus jeunes » mais il connote également un statut inférieur, par rapport aux aînés par l’âge et la position dans la maisonnée.
20.  Les diminutifs séniors sont désignés par le terme asəmγər, qui signifie littéralement « faire grandir » et désigne toute action verbale ou gestuelle visant à marquer du respect aux personnes considérées comme supérieures par l’âge et/ou le statut (imγarən). 
21.  Les diminutifs cadets sont désignés par le terme aȥəmzȥi, que l’on peut traduire par « rendre plus petit » et qui désigne tout acte verbal ou gestuel tendant à marquer ou signaler la position généalogique et/ou le statut inférieurs du sujet.

Références bibliographiques

ASPINION, Robert. 1937. Contribution à l’étude du droit coutumier berbère marocain. Étude sur les coutumes des tribus zayanes. Casablanca/Fès : A. Moynier. 358 p.

AUBIN, Eugène. 1904. Le Maroc d’aujourd’hui. Paris : Armand Colin. XII-500 p., 3 pl. de cartes dépliées.

AZIZI, Souad. 1998. Cérémonies de mariage en changement dans le Grand Agadir (Sous, Maroc), thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, sous la dir. de Camille Lacoste-Dujardin. Paris : École des Hautes Études en Sciences Sociales. 450 p., 29 pl., 58 ill.

- 2001 (a). « La compensation matrimoniale dans le mariage traditionnel chleuh ». Awal, Cahiers d’études berbères. N°23, p. 101-114.

- 2001 (b). « Lqimt (la dot), système de transmission des biens dans les relations matrimoniales dans le Sous ». Awal, Cahiers d’études berbères. N°24, p. 31-42.

- 2002. « Logiques féminines de légitimation du pouvoir monarchique (Maroc) ». Awal, Cahiers d’études berbères. N°26, p. 23-48.

- 2005. « Une royauté éphémère : Le sultanat des Tolba de Qaraouiyine (Fès) ». p. 45-52. In : Nadir BOUMAZA (dir.), Actes des deuxièmes Rencontres d’Anthropologie du Maghreb. Cahiers de recherche du Centre Jacques Berque, n°3. Rabat : Centre Jacques Berque. 332 p.

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