Rites, Genre et Pouvoir au Maroc
Textes d'ethnologie marocaine réunis en hommage à Camille Lacoste-Dujardin
Introduction
Les six textes réunis ici, en hommage à la mémoire de
Camille Lacoste-Dujardin, sont présentés sous forme de chapitres, répartis sur
trois parties, dans un ordre qui tient plus compte de la continuité de ma
réflexion sur une question donnée, que de leur temps de production. En effet, les
thématiques de ces trois parties sont étroitement interconnectées. Elles
rendent compte de mon intérêt constant, sur plus de deux décennies, pour la
ritualisation des relations de genre, l’évolution de la symbolique de la
royauté dans les rituels familiaux, ainsi que les modalités
d’institutionnalisation de rapports sociaux hiérarchiques.
1. Rituels familiaux : dynamique de la
symbolique de la royauté et construction photographique des identités
La première partie réunit deux
textes qui ont en commun de mettre en relief la dynamique des rituels familiaux et le rôle
de plus en plus prépondérant de la vidéo photographie dans la mise en scène des
relations de genre et la construction sociale des identités sexuées. Les
rituels familiaux dont il s’agit sont : les rites de mariage et les rites
de la petite enfance. Dans tous ces rites de passage, la photographie a acquis
une place de premier choix, en tant qu’outil mémoriel tout d’abord, mais aussi
en tant que moyen de symbolisation et de transmission de configurations
culturelles et politiques fondamentales.
Le premier chapitre (1) porte sur la mise en scène vidéo photographique du couple et la dynamique de la
symbolique de la royauté, dans les noces contemporaines. Il constitue une
synthèse des résultats de ma recherche doctorale qui a porté sur les rites
de mariage dans le Grand Agadir (Azizi, 1998).
Les rites de mariage sont un objet classique de l’anthropologie.
Mais cet objet a été abordé aussi bien dans ses aspects traditionnels en milieu
rural (région du Sous) (2) que dans ses dynamiques de changement en milieu urbain (Grand Agadir), avec une
attention particulière pour l’évolution de la mise en scène symbolique des
relations de genre qu’impliquent ces changements rituels.
L’objectif majeur de mes recherches sur les rites de mariage dans
le Grand Agadir était de comprendre pourquoi et comment, dans une région dont
l’arrière-pays chleuh se caractérisait par une grande diversité rituelle et par
un souci constant de différenciation d’avec les autres régions du Maroc, le
changement se manifeste – malgré certaines résistances – à travers l’adoption
généralisée du « rituel des sept toilettes » (ləbas).
Un rituel vestimentaire et vidéo photographique qui constitue une version revisitée
de ritualités traditionnelles, propres à la bourgeoisie des villes septentrionales.
Hier, les femmes disaient les mots de la tribu par leur costume, leurs
bijoux, leur maquillage, voire leur tatouage. Aujourd’hui, elles ne sont plus
enfermées dans un champ de discours exclusivement domestique et local, même si
leur principal support d’expression reste toujours le corps, ses enveloppes et
divers marqueurs culturels. L’analyse de leur manipulation des signes
vestimentaires dans le « rituel des sept toilettes » permet de mettre
en évidence des représentations féminines de la nation et une subversion des
anciens modes d’identification à la figure de la royauté. Par cette mise en
scène costumée du couple, les femmes expriment symboliquement leur attachement
à un certain système de pouvoir, tout en proclamant leur inscription dans un
ensemble plus large que le village, la tribu ou la ville. Elles disent les mots
de la nation à travers un rite de passage dont elles ont aujourd’hui un
contrôle total, que ce soit pour le mariage de la jeune fille ou celui du jeune
homme.
L’adoption
généralisée du rituel vestimentaire par les familles marocaines a contribué au développement
de services photo vidéographiques monétarisés, liés au besoin de constituer,
par la vidéo et l’album des noces, une mémoire et une preuve de célébration
selon le nouveau canon rituel. Aujourd’hui, le recours aux services d’un
professionnel de l’image dans le cadre du mariage n’est plus une affaire de
choix ou de désir individuel, mais s’impose comme un impératif social et un
acte majeur constitutif du rite de passage.
Par
ailleurs, ce mode de ritualisation vidéo photographique du passage a largement
débordé du cadre des rites de mariage pour imprégner d’autres étapes du cycle
de vie de l’individu marocain, à un âge plus tendre.
L’étude
présentée dans le deuxième chapitre (3) a été réalisée dans le
cadre de cette intensification du recours des familles marocaines à la
photographie de studio pour marquer les étapes de croissance de leurs enfants,
ainsi que les rites de passage de la petite enfance traditionnellement
liés à la célébration de fêtes religieuses, telles que l’Achoura, le Mouloud et
la Veille du 27e jour du Ramadan.
Cette
étude visait à comprendre les
fonctions sociales et rituelles de la photographie enfantine. Il en ressort que
la photographie enfantine est une construction sociale d’une certaine image de
l’enfant, résultant d’une communauté d’agir et de pensée entre photographes et
familles. L’album de famille est une pratique fortement sexuée où ce sont les
mères bien plus que les pères qui s’investissent dans la constitution de ce
bien symbolique transmissible qui a acquis valeur de preuve de bientraitance et
de transmission des traditions vestimentaires marocaines.
Telle qu’elle est pratiquée au Maroc, la photographie enfantine reflète l’imprégnation de la photographie familiale par la culture makhzen et la symbolique du mariage. Ainsi, le rituel photo vidéographique est un instrument de construction des identités sexuées et d’inculcation d’une idéologie du mariage à un âge de plus en plus tendre. La photographie enfantine révèle, en effet, que le mariage reste une institution très valorisée et que les garçons comme les filles sont préparés très tôt à se projeter dans les rôles sociaux d’époux et d’épouse. Par ailleurs, l’infusion du rituel vestimentaire des noces dans la photographie enfantine fait de cette dernière un instrument de transmission de l’identité nationale et des symboles et valeurs de la royauté.
2. Coutumes matrimoniales : instruments de domination masculine et d’exhérédation féminine
La deuxième partie de ce recueil comporte deux textes issus
de mes recherches sur les coutumes et rites de mariage traditionnels
du Sous. Le troisième chapitre porte sur l’amərwas (compensation
matrimoniale), tandis que le quatrième a pour objet la lqimt (dot de la
mariée) (4).
Ces deux institutions coutumières chleuhes étaient au fondement de l’union conjugale et structuraient les
relations homme/femme, avant la généralisation de la Moudawana dans les tribus
du Sous.
De
toutes les tribus amazighes du Maroc précolonial, celles du Sous sont réputées
pour avoir un taux de divorce plutôt bas. Cela peut s’expliquer d’une part par
le fait que les coutumiers chleuhs ne comportent pas de dispositions permettant
à l’épouse de prendre l’initiative de rompre le lien conjugal, et d’autre part
par le fait que l’idéal social survalorisé, et symboliquement exprimé dans les
rites de mariage, est la monogamie primaire pour l’homme comme pour la femme
(Azizi, 1998 : 123-132).
Mes travaux sur les coutumes matrimoniales
ont permis de mettre à jour le rôle de l’amərwas et de la lqimt dans
la stabilité du mariage, ainsi que leur effet sur le statut de l’épouse. Ils
ont de même permis de montrer la non pertinence de l’usage de la notion dite
« prix de la mariée », dans le contexte chleuh. Car, il faut en effet
rappeler ici que, dans
l’abondante littérature coloniale sur le droit coutumier berbère, les échanges
de biens et d’argent qui ont lieu entre les familles au moment du mariage ont
souvent fait l’objet d’interprétations entachées d’ethnocentrisme (5).
L’assimilation du şadaq et de ses dérivés berbères à un « prix de
la mariée » révèle le poids des référents culturels d’observateurs
occidentaux habitués à un modèle matrimonial où la famille féminine assume une
grande part du coût de l’établissement du couple, par l’octroi d’une dot à la
mariée. Aussi, la littérature coloniale regorge-t-elle de conclusions où le
mariage de la fille est assimilé à une vente de sa personne et où la condition
de la femme mariée est appréhendée comme une forme d’esclavage (6).
Or, nous sommes en pays chleuh face à un
modèle matrimonial régi par deux institutions coutumières, l’amərwas et
la lqimt, dont les spécificités et les effets invalident totalement
l’assimilation du mariage berbère à une transaction commerciale dont la femme
serait l’objet. L’amərwas que l’on peut traduire par « dette
matrimoniale » est l’équivalent du şadaq orthodoxe, mais s’en
distingue par son prix invariable fixé par le coutumier de chaque groupe, mais
aussi et surtout par le report total et conditionnel de son paiement à une
répudiation abusive. Bien qu’il la prive du droit accordé par l’Islam de
recevoir une compensation matrimoniale au moment du mariage, l’amərwas constituait
pour l’épouse une sorte de garantie contre l’usage abusif de la répudiation par
un mari frivole ou coléreux.
La femme chleuhe arrive donc au mariage en
position de créancière de son époux. De plus, elle vient au domicile conjugal
dotée par son père du capital en nature nommé lqimt. La lqimt est
constituée d’un ensemble de biens (meubles, bijoux, etc.) dont la valeur de
chaque article ainsi que le prix global font l’objet d’une évaluation
cérémonielle et d’une consignation sur un acte adoulaire (Azizi, 1998 :
132-136). Cette prestation se distingue d’un simple trousseau par le fait qu’en
cas de répudiation l’acte dressé permet au père de la mariée de récupérer la
totalité de la lqimt en nature ou en numéraire.
La lqimt peut être considérée comme
l’équivalent de la dot occidentale. D’une part, le mari chleuh – comme l’époux
occidental – est tenu pour responsable de la conservation de la dot et de sa
fructification. Il peut utiliser ce capital féminin pour son propre compte,
mais à condition d’en restituer la totalité de la valeur en cas de répudiation
pour quelque motif que ce soit. D’autre part, la lqimt est moins une
libéralité de père à fille qu’un avancement d’hoirie qui permet aux groupes
agnatiques d’exclure les filles de la succession des biens immeubles. Cette
institution coutumière est en effet utilisée, explicitement ou tacitement,
comme un instrument d’exhérédation des filles mariées. Cela afin de tenir les
successeurs légaux de la femme (époux et enfants) à l’écart du patrimoine tenu
en indivision dans la lignée agnatique.
Les fonctions sociales de l’amərwas et
de la lqimt sont des plus évidentes. Il s’agit pour le groupe patriarcal
de se prémunir des perturbations potentielles que pourrait engendrer une union
conjugale affaiblie par le pouvoir de répudiation unilatéral de l’époux, ainsi
que de l’affaiblissement des ressources qui pourrait résulter d’une pleine
application des droits successoraux des filles.
Par contre, au regard de la femme, ces deux
institutions ont des effets des plus contradictoires sur sa condition. L’amərwas
fonctionne comme une garantie lui assurant une vie conjugale stable. Dans
le même temps, il la prive à la fois du droit islamique de recevoir une
compensation matrimoniale (şadaq), et de la possibilité de rompre une
union malheureuse. Quant à la lqimt qui fonctionne également comme une
assurance contre la répudiation, elle garantit un équilibre des forces au sein
du couple et renforce le statut de la femme au sein de la communauté féminine
d’accueil, mais tout en permettant de la léser de ses droits à la succession
des biens immeubles.
L’amərwas comme la lqmit sont donc deux
institutions coutumières éminemment complexes qui résultent d’une adaptation
des règles juridiques islamiques à des impératifs locaux. Leurs effets
contradictoires sur la condition féminine témoignent de l’ambiguïté qui préside à l’élaboration du
droit patriarcal, qu’il soit islamique ou coutumier. Cette ambiguïté tient au
fait que le législateur peut tour à tour se trouver dans la position de l’époux
qui essaye d’asseoir sa prédominance sur la femme rapportée (l’épouse), ou dans
celle du père qui tente d’assurer la sécurité matrimoniale de ses filles, tout
en protégeant le patrimoine agnatique des perturbations potentielles de leur
accès à la succession.
3. L’institutionnalisation de rapports sociaux hiérarchiques
La
troisième partie réunit deux textes issus de recherches postdoctorales,
menées simultanément sur deux terrains différents (Fès et Figuig). Leurs objets
respectifs s’inscrivent en continuité de mes réflexions sur la mise en scène du
pouvoir chérifien dans les rituels familiaux et les modalités symboliques et
concrètes de légitimation/perpétuation de rapports sociaux hiérarchiques
(chérif/non chérif ; homme/femme ; aîné/cadet, etc.).
Le cinquième
chapitre (7) porte sur le rituel d’intronisation éphémère des étudiants de l’université de Qarawiyine,
communément appelé la « Fête du Sultan des Tolba » ou « nuzhat
ţalaba » dans les littératures coloniale et marocaine.
En conclusion à mon travail de thèse, où j’ai
montré comment les anciens rituels masculins d’intronisation ont été subvertis
par les femmes, j’avais émis l’hypothèse qu’il pourrait y avoir une corrélation
entre la « dévirilisation » symbolique du marié, l’évolution du mode
d’accession au trône et le renforcement de la légitimité constitutionnelle de
la monarchie marocaine. La vérification de cette hypothèse devait permettre non
seulement de confirmer les relations symbiotiques qui existent, au Maroc, entre
les rituels de pouvoir chérifiens et les rituels domestiques, mais également de
montrer comment tout changement dans le mode de fonctionnement ou de
légitimation du pouvoir monarchique amène, comme en écho, un réajustement des
expressions rituelles de ce pouvoir dans les rites de passage populaires.
Mais la réalisation de cet objectif
nécessitait au préalable une recherche approfondie sur la genèse et le mode de
diffusion des anciens rituels d’intronisation du marié, ainsi que leur
confrontation avec la Fête du Sultan des Tolba, cette royauté éphémère, historiquement reconnue comme une tradition fondée par le premier sultan
alaouite (8).
Car le mimétisme suscité par la diffusion télévisée des noces royales conduit à
penser que, même dans le passé, les noces de parents proches du Sultan
recevaient une certaine publication qui permettait au souverain de s’assurer de
la reconnaissance populaire.
Les rituels d’intronisation du
marié ont sans aucun doute pour origine le mimétisme du cérémonial entourant le
passage des mariés chérifs, proches parents du Sultan régnant, s’alliant avec
lui et surtout ayant l’opportunité de célébrer leurs noces le jour où le
souverain lui-même célèbre un premier ou énième mariage. Mais n’ayant pas eu
accès aux archives royales, je n’ai pas pu vérifier s’il existe des chroniques
historiques décrivant les cérémonies de mariage des sultans et chérifs alaouites.
Dans le cadre de cette recherche
sur la tradition festive de Qarawiyine, je suis partie du postulat que ce sont
les ţolba afaqiyin (9) qui ont favorisé la diffusion des rituels de pouvoir chérifiens dans les autres
villes et tribus soumises au Makhzen, par l’importation de cette forme
d’intronisation éphémère comme modèle rituel, pour les grandes étapes du cycle
de vie (circoncision et mariage) et du cycle d’apprentissage du Coran chez le
sujet masculin.
Dans cette optique, la fête du Sultan des
Tolba est intéressante à étudier, en tant que pendant des rituels
d’intronisation des mariés, avec lesquels elle partage nombre de points
communs, tant dans sa texture dramatique que dans son contenu symbolique. Car
si l’intronisation éphémère du marié est un rite de passage domestique
consacrant le passage du statut de célibataire à celui d’homme marié, celle de
l’étudiant de Qarawiyine peut être appréhendée comme un rite de passage
académique consacrant le passage du statut de ţalib au statut de εalim (10).
Dans les deux cas, la figure du Sultan auquel le jeune marocain s’identifie est
érigée au rang d’emblème de virilité et d’érudition à imiter, respecter, voire
vénérer.
Par ailleurs, cette fête estudiantine est
intéressante à étudier en soi, en tant que rituel d’institution de l’autorité
politico-religieuse du corps des Oulémas et de leur chef suprême, le Commandeur
des Croyants (11), mais
aussi en tant que simulacre d’inversion temporaire du pouvoir et de l’autorité
du Sultan régnant (12). Cela
dans l’objectif de mieux comprendre les mécanismes subtils qui sont au
fondement des relations à la fois fusionnelles et antagonistes du souverain
marocain et de ses sujets.
La Fête du Sultan des Tolba me semblait
également un objet heuristique intéressant en tant qu’enjeu potentiel de la
compétition du Palais et de la Résidence pour le monopole des manifestations
symboliques du pouvoir et de l’autorité. La question de l’impact de la
situation coloniale sur cette tradition estudiantine a d’ailleurs grandement
orienté cette recherche dans sa phase documentaire (1999-2000).
En effet, en compulsant les fonds d’archives
du Protectorat entreposées au Quai d’Orsay et au Service Historique de l’Armée
de Terre (13),
mon objectif principal était de vérifier si l’administration coloniale a
contribué à son interdiction, par des mesures concrètes. Mais les résultats de
cette investigation montrent qu’ - au contraire - la Fête du Sultan des Tolba a
joui de « l’indigénofolie » de Lyautey (Rivet, 1999 : 37).
Notamment de son goût pour les traditions « archaïques » et
pittoresques du Maroc, de sa volonté de conserver et consolider la monarchie
marocaine dans ses manifestations les plus typiques, ainsi que de sa politique
de protection des espaces sacrés du culte musulman (14).
Aussi, dans les rapports politiques où est mentionnée la Fête du Sultan des
Tolba, on apprend que la Résidence loin d’interférer dans l’organisation ou le
déroulement de ces festivités y contribuait, au contraire, par la présence des
autorités coloniales locales et par l’offre cérémonielle de dons aux étudiants
et à leurs professeurs.
Toutefois, si la Résidence n’a pas contribué
à la cessation de cette tradition par des mesures directes, on ne peut
sous-estimer l’importance comme facteurs de changement et de déperdition
graduelle les actions de réforme du système d’éducation traditionnel de Qarawiyine (15),
ainsi que les changements sociopolitiques affectant le statut et le pouvoir du
corps des Ouléma (Tozy, 1999 : 103-127).
Et de fait, l’enquête par entretien réalisée
à Fès en 2004 révèle que la cessation de cette tradition date non pas de la
période coloniale mais des années 60, c’est-à-dire des premières années du
règne de feu Hassan II.
L’objectif de ce travail de terrain sur la
Fête du Sultan des Tolba était en premier lieu d’établir une ethnographie
systématique de ce rituel estudiantin afin de combler les lacunes des
descriptions existantes, et en second lieu de contribuer à la compréhension des
facteurs et circonstances politico-historiques de sa déperdition. Mais cette
enquête n’a jamais pu être achevée jusqu’à présent en raison de multiples
difficultés matérielles de réalisation d’un séjour de longue durée à Fès, de
difficultés d’accès à certaines personnes ressources clés, dont Mohammed El
Korri, le dernier Sultan des Tolba (1967), mais aussi de la réorientation de
mon regard vers de nouveaux objets de recherche.
Le sixième
chapitre (16) a pour objet les fonctions sociales des composantes du nom de personne, dans
l’oasis de Figuig.
Dans cette recherche sur le terrain de Figuig, j’ai appréhendé
les rapports sociaux hiérarchiques non pas à travers leur symbolique dans des événements extraordinaires, tels que
les rites de passage domestiques ou académiques, mais à travers leur
actualisation dans les interactions sociales quotidiennes de la population du
Ksar Zenaga. Cette communauté
amazighe a été choisie dans une optique comparative, en raison de l’absence de
la symbolique chérifienne dans les rites consacrant le passage de l’homme à
l’état de marié, et de l’existence en son sein d’une forte idéologie
égalitariste (17).
Dans ce travail, je suis
partie du postulat
anthropologique qu’aucune
forme de société humaine ne peut exister sans une hiérarchie minimale codifiant
et structurant les relations sociales, notamment les relations entre les sexes
et les classes d’âge (Balandier, 1985). La
question était donc de savoir comment est instauré et transmis le principe de
primauté et d’autorité des aînés sur les cadets, dans une communauté
survalorisant le principe d’égalité des hommes.
Dès mes premiers contacts (18) avec la communauté figuiguienne, le premier particularisme qui a suscité ma
curiosité est la grande complexité du système de nomination local. Il se distingue notamment par l’existence d’anciens
stocks de patronymes et d’un stock vivace de diminutifs de prénoms, masculins et
féminins.
L’usage des diminutifs de prénoms est
intensif et quotidien. Ils sont utilisés à l’échelle de la communauté, aussi
bien comme appellatifs que comme composants du nom composé des individus de
tout âge. Ce qui constitue une différence notoire avec d’autres sociétés où les
diminutifs sont le plus souvent utilisés comme des hypocoristiques en direction
des enfants et des cadets, dans un cercle familial ou intime (Taine-Cheikh, 1988 ;
Plénat et Solares Huerta, 2001).
Or, dans le cas figuiguien, ego fait usage de
diminutifs pour référer à ou appeler même les personnes les plus âgées et les
plus lointaines. À cet effet, il existe un stock de diminutifs réservés aux
séniors (iməqranən) bien différenciés de ceux utilisés pour les cadets (iməȥyanən) (19).
Dans le cours de sa vie, l’individu reçoit dès le plus jeune âge au moins deux
diminutifs de son prénom sacrificiel : un diminutif d’asəmγər (20) qui lui est attribué par ses cadets, et un diminutif d’aȥəmȥi (21) utilisé par ses aînés et ses pairs (cousins et compagnons de jeux de même âge).
De plus, dans le cours d’une même journée, l’individu peut être nommé de
manière variable, selon qu’il est dans la position d’interlocuteur ou de
délocuteur, mais aussi selon l’identité du locuteur et sa relation à ce
dernier. Car ces diminutifs remplissent différentes fonctions sociales.
Tout comme les prénoms entiers, les
diminutifs remplissent tout d’abord une fonction d’identification et de
classification des individus.
Dans les situations d’interactions
quotidiennes, les diminutifs assument par ailleurs une fonction de codification
des relations aînés/cadets. Le respect des séniors est enseigné à l’enfant dès
le plus jeune âge à travers l’institutionnalisation des diminutifs d’asəmγər
au cœur même de la fratrie. Ainsi, on apprend à l’enfant à marquer du respect
et de la distance pour toute sœur ou frère plus âgé(e) ne serait-ce que d’un
an.
Dès le plus jeune âge, l’enfant figuiguien
apprend donc, à faire la distinction entre les diminutifs qui expriment et
marquent le respect dû à toute personne supérieure par l’âge ou le statut et
les diminutifs qui expriment une relation d’égalité et de proximité. Les
diminutifs figuiguiens constituent ainsi un système de classification des
individus et un puissant outil de transmission et de reproduction des rapports
de hiérarchie et de respect qui structurent les relations aînés/cadets, au sein
de la fratrie, dans la famille étendue et à l’échelle de la communauté.
Abordés dans une perspective de comparaison, le rituel
d’intronisation des étudiants de Qarawiyine comme le système de nomination de
Figuig se révèlent donc être deux modèles d’institutions traditionnelles, ayant
pour fonction d’instaurer, codifier et perpétuer des rapports sociaux
hiérarchisés, dans le premier cas selon le principe de domination
politico-religieuse du Sultan chérifien sur le reste des hommes et dans le
second cas selon le principe de primauté et d’autorité des aînés sur les
cadets.
Notes
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