SIEL, Casablanca, le Dimanche 09 février 2020
Présentation par S. AZIZI de l'ouvrage collectif
L’Internet
au Maroc : Militantismes, sociabilités et solidarités numériques
En présence de Kamal MELLAKH (modérateur et membre du comité scientifique)
Contexte de production de l’ouvrage
Cet ouvrage collectif est issu du colloque international « Usages et Représentations de L’Internet au Maroc » (URIM). Colloque qui s’est tenu à la FLSH de Mohammedia, les 26 et 27 octobre 2017 et qui a réuni un panel d’enseignants chercheurs et de doctorants issus de diverses disciplines : dont la sociologie (la majorité), l’anthropologie, les sciences de la communication et de l’information, la linguistique et la géographie urbaine.
Choix de la thématique et objectifs du colloque
Les raisons qui ont présidé au choix de la thématique globale du colloque URIM reposent sur deux constats. Premier constat : L’observation d’une croissance exponentielle de l’informatisation de la société marocaine Le taux de pénétration de l’Internet dans la société marocaine s’élève à plus de 61%. Ce qui signifie qu’une grande majorité des Marocains pratiquent quotidiennement l’Internet. On observe également une grande diversification à la fois des pratiques numériques et des catégories d’usagers. Deuxième constat : La rareté des recherches socioanthropologiques prenant pour objet et terrain d’étude l’Internet marocain. Car les chercheurs marocains qui ont très trop investi l’Internet comme terrain et objet d’étude sont des spécialistes de l’informatisation des médias et de la communication (Atifi et Marcoccia, 2006 ; Amsidder, Daghmi, et Toumi, 2012), des universitaires qui prennent pour objet les usages pédagogiques des TIC (Kaddouri et Bouamri, 2010). Tandis que du côté des chercheurs en sciences sociales, l’attention pour ce nouvel espace anthropologique ne date, pour la plupart, que des mouvements liés au Printemps arabe (Baylocq et Granci, 2012 ; Desrues, 2012 ; Ksikes, 2013 ; Sidi Hida, 2011 ; Suárez Collado, 2013-a, 2013-b).
L’objectif majeur de l’appel à colloque et à ouvrage collectif sur l’Internet marocain était donc de susciter des enquêtes empiriques sur les usages sociaux des technologies numériques et sur les perceptions qui président à leur appropriation et à leurs usages.
Contenu de l’ouvrage
Les neuf articles réunis dans ce collectif questionnent trois dimensions d’usage de l’Internet : les dimensions militante, relationnelle et solidaire. Ils s’articulent autour de trois axes thématiques : 1) L’’Internet comme espace de « militantisme numérique » (Granjon, 2001) ; 2) les usages et représentations de l’Internet chez les parents et les enfants ; 3) l’Internet comme espace public alternatif des communautés minorisées.
L’Internet comme espace de militantisme numérique
Je pense qu’à l’heure actuelle, aucun chercheur ne peut sérieusement envisager de faire l’impasse sur un détour par les RSN, lorsqu’il s’agit de faire une observation systématique de pratiques militantes, quels que soient la cause défendue, le mode d’expression utilisé ou l’identité des acteurs en présence. Ceci sans parler des mouvements qui prennent racine et se développent essentiellement dans l’espace numérique, avant de déployer des actions dans l’espace hors ligne.
Mais ce que l’on avait observé en 2015 au moment de la conception du projet de colloque et d’ouvrage, c’est que la plupart des études portant sur les usages militants de l’Internet au Maroc se sont en grande partie focalisées sur les pratiques des jeunes du Mouvement du 20 février et sur un questionnement des conséquences du Printemps arabe au Maroc (Amsidder, Daghmi et Toumi, 2012 ; Baylocq et Granci, 2012 ; Desrues, 2012 ; Ksikes, 2013 ; Sidi Hida, 2011 ; Suárez Collado, 2013-a, 2013-b).
On a donc essayé de susciter des contributions qui permettent de dépasser la focalisation sur les mouvements de crise liés au Printemps arabe, d’une part en élargissant l’observation à d’autres catégories de collectifs de militants, et d’autre part en questionnant la nature et la pérennité des nouvelles formes de mobilisation et d’expression politique suscitées par les usages militants d’Internet.
Dans ce premier axe thématique sur les usages militants, l’ouvrage comporte deux contributions.
Le premier article signé par Khadija Karibi a pour objet les pratiques en ligne et hors ligne de groupes d’étudiants architectes qui militent contre la privatisation de l’enseignement de l’architecture. Karibi questionne ici la constitution d’un espace public numérique au Maroc. Et elle s’interroge notamment sur les caractéristiques de ce nouvel espace d’expression, sur la nature de ses relations avec l’espace public politique et les espaces publics physiques.
Le deuxième article cosigné par Malika Abentak & Noufissa Machkouri a pour objet les usages du podcast à caractère satirique comme outil de militantisme numérique. Cette étude repose sur des entretiens avec des podcasteurs et l’analyse de contenu de 19 podcasts traitant de questions politiques diverses. La question majeure posée ici étant pourquoi ce recours intensif de jeunes marocains au podcast satirique comme moyen d’expression politique.
Les usages et représentations de l’Internet chez les parents et les enfants
Deux articles s’inscrivent dans cet axe thématique :
Celui de Fatima Mouhieddine qui a questionné les effets de l’usage de Facebook sur la vie de couple, à travers une enquête par questionnaire et entretien, auprès de 25 couples trentenaires, dans la ville d’El Jadida. Ce qui est intéressant à retenir du travail de Mouhieddine, c’est que loin de constituer – comme on a souvent tendance à le penser – un outil de repli sur soi et/ou sur la relation conjugale, Facebook constitue pour ces conjoints un moyen de négocier un certain équilibre entre les dimensions individuelle et commune de la vie en couple.
Deuxième article sous cet axe, celui de Damiano Rama qui a pour objet les peurs de l’Internet chez les adultes et la sociabilité numérique de jeunes lycéens et étudiants marocains de la ville d’Oujda et de l’oasis de Figuig. Ce travail est basé sur une démarche ethnographique, contrastant les discours de parents d’adolescents avec une analyse fine des modes de présentation de soi et des pratiques de sociabilité numérique de jeunes filles et jeunes garçons. Rama montre que les peurs des adultes – en tant que parents – sont suscitées par le fait que l’immatérialité de l’espace numérique ne leur permet pas de contrôler les fréquentations et les comportements en ligne de leurs enfants, en particulier ceux des filles. Il montre également que les peurs des adultes sont en grande partie sans fondement réel. Cela du fait que ces jeunes ayant déjà intériorisé les normes et injonctions de comportement inculqués par leur famille, ils ont tendance à se présenter et se comporter sur Facebook d’une manière conforme aux attentes de leur milieu d’appartenance.
L’Internet comme espace public alternatif des communautés minorisées
Sous cet axe thématique sont réunies les contributions qui portent sur les pratiques numériques d’individus ou de groupes qui s’inscrivent dans des situations de grande vulnérabilité socioéconomique, des personnes qui présentent un handicap physique des maladies graves (telles que le sida) et peuvent en plus être victimes de stigmatisation et de marginalisation sociale.
La question majeure qui était posée dans cet axe était de savoir comment ces individus démunis ou minorisés s’approprient le cyberespace, comme espace d’organisation de leurs actions et de structuration de leur parole, comme lieu d’affirmation de leur identité et de revendication d’une certaine reconnaissance sociale, mais aussi comme lieu de restauration du lien social et d’appel à la solidarité.
Sous cet axe, l’ouvrage comporte cinq contributions qui apportent des éléments de réponse à cette question.
Tout d’abord l’article de Hassan Atifi et celui cosigné par Noureddine Bahri, Abderrahim Bentaïbi et Thierry Desrues. Ces deux articles relèvent la dimension solidaire de l’Internet et l’extraordinaire habilité dont font preuve les individus et les groupes vulnérables pour l’investir comme espace d’appel à la charité ou comme outil et média d’actions solidaires.
L’article d’Hassan Atifi interroge les facteurs de l’essor de l’Internet solidaire au Maroc, à travers l’analyse d’un échantillon de vidéos de charité relayées sur le site marocain Hespress. Atifi montre que la majorité des auteurs de ces appels à solidarité sont soit des personnes souffrant d’une maladie grave qui nécessite une opération et des soins très onéreux, soit des responsables de famille dans une extrême pauvreté. Parmi les facteurs de l’essor et du succès de l’usage d’Internet comme espace d’appel à l’aide, Atifi montre que le plus important est le facteur culturel qui fait qu’au Maroc la charité envers les pauvres sadaqa) est encore très valorisée, du fait qu’elle est définie par l’Islam comme un devoir religieux et une source de rétribution divine.
La contribution cosignée par Noureddine Bahri, Abderrahim Bentaïbi et Thierry Desrues a pour objet les usages des TIC, l’action collective et le développement local, dans des communautés rurales qui se caractérisent par la situation vulnérable d’une grande partie de leur population. Ces auteurs montrent que l’Internet est également un outil et un média pour susciter des actions solidaires au profit de ces communautés rurales vivant dans des zones montagneuses marginalisées, sans accès aux soins, des fois sans même l’accès à l’eau potable. Ils ont notamment observé les conditions d’appropriation et d’usage des TIC par les associations de développement local et questionnent les effets de l’introduction de ces nouvelles technologies en termes de contribution au développement humain, mais aussi en termes de changement de l’ordre social, économique et politique spécifique aux communautés observées.
L’ouvrage comporte également deux articles qui portent spécifiquement sur la dimension relationnelle de l’espace numérique et son appropriation comme moyen de restauration du lien social chez des catégories d’individus en situation de vulnérabilité physique, de marginalisation voire de stigmatisation. Il s’agit ici des articles respectifs d’Amal Bousbaa et Bouchaib Majdoul.
Majdoul a pris pour objet les usages et représentations de l’Internet chez les jeunes marocains porteurs du VIH (sida). Il montre que ces jeunes sidéens utilisent l’espace numérique pour interagir avec des séropositifs comme des non séropositifs et que leur usage de l’Internet leur permet de lutter contre les discriminations et neutraliser le stigmate. Cela en déployant des stratégies de normalisation de leur état et de la maladie, mais aussi en déconstruisant les stéréotypes du modèle explicatif classique du sida. Majdoul montre également que les « liaisons numériques » (Casilli, 2010) de ces séropositifs peuvent à première vue paraître comme des liens faibles, mais qu’en réalité elles constituent des liens ayant assez de consistance pour leur permettre de restaurer le lien social leur faisant défaut dans la vie hors ligne.
La contribution d’Amal Bousbaa interroge les pratiques de sociabilité numérique des personnes présentant un handicap (PSH). L’une de ses conclusions est le constat que les liens sociaux établis en ligne permettent aux PSH de s’affranchir des contraintes et limites de mobilité liées à leurs déficiences physiques, tout en leur permettant, contrairement aux relations de face à face, une certaine liberté dans la sélection de leurs interlocuteurs, une relative maitrise sur le processus d’évolution de la relation, ainsi que la possibilité de dissimuler leur handicap et choisir à qui, quand et comment le dévoiler. Bousbaa montre bien que les attitudes de rejet et de discrimination à l’égard des PSH, voire des tentatives d’exploitation de leur faiblesse, ne sont pas absentes des relations virtuelles. Pour cela, l’identité virtuelle du PSH peut être plus ou moins an accord avec son identité réelle, ou être totalement différente. Ce qui permet à l’individu de construire et expérimenter un nouveau moi libéré du poids du corps et de son lot de stigmates.
La contribution de Meryem Narjis – qui clôt cet ouvrage – questionne les formes de marginalisation basées sur le genre, en prenant pour objet d’étude les représentations négatives des femmes, relayées sur Facebook, grâce à la diffusion de technographismes humoristiques. À partir de l’observation des pratiques virtuelles d’un échantillon de doctorants de la Faculté des Sciences de Ain Chock ; l’auteure essaye de mesurer l’ampleur de la stigmatisation des femmes dans l’espace numérique et de jauger les réactions de ces dernières aux images discriminantes dont elles sont l’objet. Narjis identifie deux catégories de stéréotypes, les négatifs et les plus sexistes qui sont en majorité utilisé par les hommes, et les stéréotypes positifs qui sont utilisés surtout par les femmes dans leur tentative de renverser le stigmate. De son analyse de cette deuxième catégorie de technographismes, Narjis montre que même ces stéréotypes positifs par lesquels les femmes essayent de mettre en avant des éléments positifs de la nature et des qualités féminines sont des images réductrices et réifiantes du genre féminin. Ceci du fait qu’elles naturalisent des éléments du comportement féminin qui sont le produit de la construction sociale du genre et de l’assignation des femmes au rôle de mères et d’épouses soumises à la domination masculine (Mead, 1963 ; Héritier, 1996).
Comité scientifique
Souad AZIZI (dir)
Kamal MELLAKH
Abdelkrim SAA
Ont contribué à cet ouvrage
Malika ABENTAK, Université Ibn Zohr/FLSH-Agadir
Hassan ATIFI, Université de technologie de Troyes - Équipe Tech-CICO
Souad AZIZI (dir.), Université Hassan II de Casablanca/FLSH-Mohammedia
Noureddine BAHRI, CRRA-INRA,
Meknès
Abderrahim BENTAIBI, CRRA-INRA,
Meknès
Amal BOUSBAA, Université Hassan II de Casablanca/FLSH-Aïn Chock
Thierry DESRUES, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas/Instituto de Estudios Sociales Avanzados (IESA)
Khadija KARIBI, Ecole Nationale d’Architecture, Rabat, Laboratoire de l’Habitat, de l’Architecture et de l’Urbanisation des Territoires
Noufissa MACHKOURI, Université Ibn Zohr/FLSH-Agadir, École doctorale Langues et Communication/LARLANCO
Bouchaib MAJDOUL, Université
Ibn Zohr/FLSH-Agadir
Fatima MOUHIEDDINE, Université
Chouaib Doukkali/FLSH-El Jadida
Myriem NARJIS, Université Hassan II de Casablanca/FLSH-Aïn Chock, École doctorale Genre, Société et Culture
Damiano RAMA, Université Paris-Descartes Sorbonne
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